Le regard du poète

Écrit par Hel pour le jeu d’écriture « la roulette russe » sur le site « jeunes écrivains »

C’est par les portes, par les fenêtres, par les lucarnes, les embrasures et les ajours, que l’œil du poète s’évade. Nul besoin de grands cours d’eaux, de vastes terres, et de longs et pénibles voyages. Il lui suffit seulement d’un peu de lumière, qu’elle soit d’aube ou crépusculaire, pour que devant lui se dessinent tous les chemins et mille vies comme mille paysages.

Que la nature insolente sommeille, lui d’un seul geste de la main, effeuille ses plaines, éprouve la dureté de ses écorces, remonte ses racines, écluse ses étangs, gravit ses montagnes et dans les brumes des hauteurs respire tout entier ses mirages. Il se hisse le poète, qu’il soit entre quatre murs importe peu, car c’est son cœur qui le porte au seuil du monde et bien au-delà. Depuis loin, il devine les ombres, respire au travers de grandes bouffées, hilare et grisé ou triste et abattu, toujours c’est l’amour qui le porte et lui donne à percevoir. Il lui suffit de tendre l’oreille pour entendre le chant du monde joué par cent orgues, et dans chaque note il est un mot qui se dessine, une sensation à cueillir en son âme. Celle-ci est vagabonde, et son cœur libre comme animal.

Il n’a pas besoin de saisir gros le poète, que déjà la vie le touche, le caresse et le brasse au plus profond. Et le voilà qui élève l’infiniment petit au rang des gloires. C’est l’écureuil roux qui court de branche en branche, la fille aux cheveux de vent et aux habits de soie qui balance sur l’escarpolette, les gouttes de pluie qui tintent sur l’ardoise du toit. C’est tout et rien à la fois, mais pour cela mille mots se livrent bataille en farandole sur sa langue. De l’homme qui passe dans la rue, vouté sous le poids des âges, à la grâce légère qui s’évanouit entre deux rosiers, des lèvres bleuies du nouveau-né au bourdonnement des abeilles, du rat qui surnage dans l’eau grise des égouts à la femme nue couchée entre ses draps. Il en fera un roman, un poème, toute une histoire.

Il sera resté juste derrière la porte, et l’on pourrait y mettre des barreaux, le noyer dans des enceintes hautes de dizaines, de centaines de mètres, et même lui bander les yeux, la lumière du monde couverait encore en son âme.

Jour et nuit, il ouvre les paumes.

Jour et nuit, il saigne un peu.

Parfois il va et vient comme les autres, trébuche et rit, pleure et haï comme les autres. C’est un père, un frère, ou même un inconnu de passage, c’est peut-être une femme espiègle ou qui parait bien sage, et qui va, qui vient, et trébuche et rit et joui et souffre et hurle encore comme les autres. Et nul ne se doute que le poète se cache là. Qu’il soit debout ou assis derrière sa fenêtre, la porte grande ouverte, on ne saurait ni rien dire ni rien voir. Pourtant  dans sa tête,  il se fait lumière comme noirceur, se joue des guerres et des combats, et d’un mouvement de la main il peut chanter Byzance ou bien  sonner le glas. Il est roi, il est bourreau, il est pierre, il est vent, et même encore mendiant, acrobate, dresseur de fauve,  il est terre comme poussière, il est le soleil qui berce la fin du jour et la rosée qui sur l’herbe le dévoile. Il est tout cela et tant d’autres choses qu’on ne sait pas.

Il est là le poète, juste derrière la porte, assis sur un banc, assoupi sur la banquette grise d’un train, il est là juste là et pourtant ailleurs et pourtant si loin. Il est là parmi les passants, entre les enfants, et les femmes et les hommes du monde. Il est là juste là, à respirer le même air que vous, tandis que son cœur, son esprit et son âme voyagent peut-être entre ciel et mer, entre tempête et naufrages, et vous lui parleriez que peut-être il ne vous entendrait même pas.

Toujours il vagabonde, entre deux songes, deux mots, deux images, il s’épuise, se grise de beautés autant que de laideurs, pourvu que le mot vienne, plus haut, plus fort et qu’il l’ébranle. Il est là, juste là assis à côté de vous, et vous ne devineriez même pas, que déjà vorace comme vautour il a saisi une  partie, un morceau de vous, qu’il emmènera  avec lui pour guider son prochain voyage.

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Publié par francis.friedlander

Je suis venu à la poésie par le biais de la photographie, je commente sous forme de poèmes des photos que j'ai réalisé lors de promenades dans la nature et ailleurs. Mon blog le plus visuel : https://friedphotopoemes.blogspot.com

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